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Auteur Joëlle Deniot,
Professeur de
Sociologie, Université
de Nantes, membre nommée
du CNU
Damia,
Fréhel, Piaf constituent
trois figures
emblématiques de la
chanson réaliste de
l’entre-deux-guerres.
Chacune apporte son
histoire, sa tonalité à
ce dolorisme dont
l’expressivité capte à
l’époque, une grande
partie des classes
sociales.
Cette rencontre entre un
art et un peuple se fait
par l’intermédiaire de
voix féminines qui vont
après Yvette Guilbert,
après Eugénie Buffet
inventer un nouvel art
interprétatif moins
distancié où la
chanteuse semble livrer
au public au delà des
mots, la confidence de
sa vie, la déchirure de
ses propres drames.
Leur succès s’affirment
dans ce nouvel espace de
proximité du chant des
multitudes. |
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Damia, Fréhel, Piaf ou
l’expression d’une |
plainte |
Quel est le plus haut devoir de
l'homme ?
Crier dans le désert
Nikos Kazantzaki
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Un rite, une nuit
Ce titre fait écho à la
dédicace qui nous indique sans
doute le vrai chemin du chant,
la résonance profonde de ce qui
nous émeut en lui. Et si les
trois chanteuses tragiques et
réalistes, qui sont objets de
mon étude, si les trois "black
ladies" que sont Fréhel, Damia
et Piaf retiennent toujours
l’attention de l’amateur
écoutant et cherchant, c’est
aussi parce qu’elles partagent,
chacune selon sa personnalité
biographique et scénique, ce
trait fondamental : une certaine
manière de lancer leur chant du
destin dans le désert.
Un chemin
Pourtant ce sont
là des formules bien elliptiques
et pour suivre, de façon plus
analytique, le fil de trame de
notre propos, nous en
soulignerons de suite la
première difficulté : celle de
la définition du tragique ; un
tragique qui n'est pas celui de
la scène antique où le
dénouement du drame est aux
mains des dieux ; mais un
tragique profane, humain, trop
humain, contemporain[1]
; ajoutons un tragique qui prend
source, figure non pas dans un
dire, un verbe, une déclamation,
mais dans une forme musicale, un
fredon, une mélodie ...
autrement dit dans une texture à
rumeur, bruissement langagiers
certes ( il y a souvent des
paroles à la chanson !) mais
dans une texture que la
toute-puissance ordonnatrice du
langage et de la représentation
n'épuise certainement pas.
De plus, ce tragique-là comporte
une autre caractéristique. Il
s'appuie presque exclusivement
sur des voix de femmes. Dans le
vingtième siècle, en son début,
le trait est neuf, original au
regard du moins, des grandes
traditions historiques de la
déchirure chantée, au regard des
grandes traditions du chant de
plainte ... plainte immense,
nocturne des peuples exclus. On
pense là, bien sûr, au flamenco
gitano-andaloux, au blues, au
gospel noirs américains, voire
même à l’actualité engagée,
politique et tragique des chants
berbères, algérois, à
l’actualité résistante de chants
africains où les voix masculines
dominent très largement la
discographie, la légende et les
récits érudits.
Nous savons, en cela étayés par
les travaux des hellénistes et
la célèbre thèse de Nietzsche[2],
que la tragédie est fille de la
musique, fille du choeur mêlé à
la foule ; du choeur où
s'enchaînent dithyrambes
funèbres et dithyrambes
satiriques. Nietzsche postule
également que ces poèmes, ce
rythme chantés portent l'écho
d'une douleur, d'une extase de
l'unité perdue, l'écho d'une
nostalgie du retour à l'unité
primitive, au néant. Et
quoiqu'il en soit de la
fulgurante imagination
anthropographique de F.
Nietzsche, on peut cependant
retenir que cette intériorité
d'une tension contradictoire
sans remède, cette intériorité
d'une incomplétude et d'un
manque définitifs sont au
principe du tragique.
.Ivresse
.Perte
.Nostalgie
.Abîme
.Force
Nietzsche use de ces termes pour
qualifier l'artiste dionysiaque,
sans vouloir faire de ces
chanteuses réalistes-phares,
plus suicidaires que meurtrières
dans la dépense passionnée,
invocatrice de leur souffle, les
dignes héritières de Dionysos,
ce Dieu turbulent, inattendu,
cet autre protéiforme, cet autre
dévorant tout à la fois
orgiaque et mélancolique[3],
on peut déjà admettre que ces
mots-là leur collent bien à la
peau, qu'ils collent bien aux
gammes émotives de leur
interprétation, à la dynamique
de leurs parcours et de leurs
univers vocaux. Pour esquisser
en quelques traits cette
puissance frontale du Fatum
résonnant dans le son, le chant
réaliste de ces femmes,
on peut dire qu'il s'y dévoile
sous trois vibrations
essentielles, trois vibrations
imbriquées, qui se réfléchissent
: un lyrisme de la souffrance,
un lyrisme de l'origine, un
lyrisme du crépuscule.
Le lyrisme du souffrir
Il est
central, diffus, innervant
corps, visage, regard et voix de
l'interprète, mais dont on peut
énoncer les caractères les plus
patents :
- sa dualité, d'abord
Le rire est ruse
d'expression de la souffrance[4].
Le tragique tel Janus est à deux
faces; l'une pathétique, livrée
sans détour, l'autre
défensive-offensive, la face
grotesque, celle de l'émotion
biffée. Dans le répertoire
étudié, on reconnaît bien le
contraste brutal de ces deux
registres. Fréhel, la plus
douloureuse peut-être, la moins
"convenable" aussi, la plus
immédiatement en phase avec le
monde du musette, de la zone,
des "fortifs" est sans doute
celle chez qui cette ambivalence
est la plus marquée. La môme
Catch-catch[5],
Tel qu'il est[6],
La valse des coups de pieds
au ... boum[7]
autant de titres à verve
comique caricaturale, des titres
proches du comique forain,
troupier parfois (Le Caf' Conc'
n'est pas loin ), mais voisinant
également avec des formes
satiriques plus cyniques ... tel
que Le fils de la
femme-poisson[8]
ou bien encore Un chat qui
miaule[9].
Sur l'autre versant, celui de
l’âme traquée - il y a J'n’attends
plus rien[10],
Toute seule[11],
La coco[12],
A la dérive[13]
Sous les ponts[14]
- autant de titres qui
correspondent à la majeure
partie de "ses classiques".
Univers de la prison, de la
drogue, de la danse, de la fête,
de la solitude blessée et du
suicide organisent la thématique
et l’emblématique - Fréhel ...
Le rire est bien ici posée comme
repos passager, il revient comme
une sorte de petite mort du
pathos, comme le suspens fugitif
d'un pleur ; il est le coup de
surin porté au « cafard », ce
désastre social et intime,
fondateur du chant.
Cette oscillation entre le
grotesque et le pathétique
s'actualise, en modulations
variables bien sûr, selon les
chanteuses prises en compte dans
le corpus. Très peu de grotesque
chez Piaf, aucun chez Damia,
tandis que le dire satirique -
grivois occupe une grande partie
du répertoire d'Yvette Guilbert
(1865-1944), personnage très
différent, il est vrai, mais
grande devancière d'un art
chansonnier revendiqué comme
naturaliste, en référence
directe au roman de la même
veine - d'un art chansonnier
naturaliste rattaché, selon son
propre témoignage[15],
par empathie de souvenir et
d'expérience à une détresse
féminine prolétarienne de la fin
du 19ème siècle.
- Son enracinement chrétien,
ensuite
Plus que les références à
des valeurs et croyances portées
par le texte chanté, voire même
plus que les paroles explicites
ponctuant les récits de vie des
unes et des autres (Y. Guilbert,
Fréhel, Piaf notamment), cette
expression d’ancrage
chrétien, tend ici, à
désigner une sorte de ferveur
victimaire de l'imaginaire vocal
de ces femmes. Chez Piaf et
Damia, le chant est hymne,
prière. Cette mystique
incandescente du chant atteint
d'ailleurs son acmé avec Piaf,
véritable allégorie de la
Passion dont le corps se
décharne, se consume laissant à
découvert le visage, le front -
front de Bonaparte dira Cocteau
- et les mains détruites. Le
travail sur le double plan du
son et de l'image, des archives
sonores, filmiques,
photographiques, iconographiques
- d'inégales statuts et
richesses selon les chanteuses,
il est vrai - permet de saisir
cette incarnation (au sens fort,
christique) du tragique qui se
dévoile dans l'espace scénique
de leur interprétation. Plus
modestement, si l'on peut dire,
Yvette Guilbert aurait déclaré
"Si je revenais au monde, je
voudrais être une nonne laïque,
ou prédicateur du peuple".[16]
- Son équivocité, enfin
Si nous avons pu évoquer
Dionysos, l'artiste dionysiaque,
en début de communication, et ce
même de manière latérale bien
sûr, c'est qu'avec Damia, Fréhel
et Piaf, toutes trois livrées à
la puissance physique de la
voix, d'abord exercée dans la
rue - espace ouvert à tous les
bruits et tous les vents- on se
situe également sur une crête
d'émotions liées aux
bruissements, à la résonance du
corps, autrement dit, liées à
une synergie, un festin
d'énergies violentes et douces,
à un vertige de forces où la
distinction entre plaisir et
douleur n’est plus. Cette
douleur est un terrible
ravissement, un daimôn
qui emportent celle qui chante
et ceux qui l'écoutent. Sans
cette érotique, cette extase de
la souffrance, le chant perd de
sa vitalité. Il ne reste qu'un
son plaintif plus monochrome,
moins équivoque, seulement
triste, à la manière de Berthe
Sylva peut-être, autre grande
contemporaine, créatrice du
fameux standard Du gris[17]
et de cet autre standard Les
roses blanches[18].
Si l’on imagine aisément que
c'est grâce à cette
superposition du souffrir et du
jouir, grâce à cette lutte,
grâce à cette danse de la vie et
de la mort, évoluant au coeur du
chant que ces souffles-là
puisent leur capacité
d'expression et d'envoûtement,
on comprend également que « leur
dolorisme » ait pu apparaître
comme bien vulnérable par
rapport aux instrumentations
politiques et aux manipulations
idéologiques.
Mais cette aisthesis
antique du Fatum, bien
plus universelle et plus
ambivalente que sa modalité
chrétienne se manifeste
également sous la tonalité de ce
que nous avons précédemment
nommé "un lyrisme de l'origine".
L’écho du jadis
L'essence du
destin, c'est cette répétition
incessante du même, de
l'histoire close, cette
répétition infinie du passé dans
tout présent, tout futur
possible. Le chant, et plus
spécifiquement, leur chant
réaliste est - sous plusieurs
indices - marqué par cette
empreinte du réel passé. Au
simple inventaire du titre des
chansons, on constate que le
thème de la nostalgie domine
manifestement la discographie.
Il est trop tard[19] ,Où
sont tous mes amants ?[20]
La guinguette a fermé ses volets[21]...
la discographie de Fréhel, en
est notamment empreinte. La
chanson est toujours du côté de
la mémoire ; mais plus
fondamentalement ce chant-là se
situe du côté d'une dolence
inaugurale et d’un deuil
définitif. Il est dans le
temps de l’originaire qui
afflue[22].
Il est embrasé par les feux et
fatigues de vivre d’un malaise
saturnien. Les paroles
s'égrènent dans la reprise
monotone de thèmes voisins, tel
un interminable refrain, sur une
trentaine de chansons, inscrites
au répertoire d'une vie de
scène. Nous parlons - dans ce
cas - de Fréhel et de Damia -
"Cet air qui m'obsède et me
suit, cet air n'est pas né
d'aujourd'hui, il vient d'aussi
loin que je viens, traîné par
cent mille musiciens... Piaf
résume bien la situation.
Mais peu importe ce faible
renouvellement, cette faible
étendue, car il s'agit de dire
et de redire l'essentiel, et
peut-être de ne dire que lui. La
galère sociale d'où l'on vient,
la galère où l'on va. Et le
chant s'enroule, fait un
inlassable retour au point
d'attache initial, celui de la
misère, de la honte, de la nuit.
La voix cassée, la voix grave,
la voix démesurée (de Piaf),
celle parfois pleurée, instable
(de Damia), déploie, en
modulations variables, ce
déchirement natif. La complainte
tourne sans fin, (ce qui
accentue la forme rythmique
valsée fréquente) autour de
l'intériorisation de ce centre
originel.
Parallèlement, on peut
d'ailleurs signaler que la
"forme circulaire" de ce chant
réaliste ne révèle pas tant son
impuissance à évoluer que son
inadaptation à un modèle
linéaire progressif. Toute
transformation, métamorphose (il
y a mutation de Damia à Piaf) ne
peut s'y réaliser qu'en retour
sur soi, qu'en creusant sa
propre perfection, qu'en se
plaçant toujours au centre,
toujours dans le cercle, dans
l'identité nostalgique faite
source et ressource.
Tels sont probablement et le
piège et l'enchantement propres
à cet univers musical désormais
révolu, mais devenu patrimoine
national et ceci bien sûr, en
périphérie des logiques
hégémoniques du marché du
divertissement et du spectacle
ayant présidé à son étouffement
et permettant d'expliquer, en
large part, sa disparition. En
effet à côté du marketing
culturel, ce répertoire dont les
échos réactualisés sont
multiples, ne renvoie t-il pas
au delà de tous les diktats
positifs et positivistes, à cet
attrait, à ce ravissement de la
forme et de la vision tragiques
qui certes, ne font plus
autorité poétique[23]
mais dont la mémoire collective
occidentale garde enfouie
l’irrépressible fureur
mélancolique[24].
Est-ce là le véritable amour ?
Une espèce d’ivresse, certes.
Une folie assurément.
Mais la plus noble ivresse qui
puisse exister ?[25]
Un lyrisme crépusculaire
Nous venons de
parler de nostalgie, de chanson
de la perte. On peut même
avancer en se référant à Fréhel,
à Damia, à une partie du
répertoire de Piaf, qu'il s'agit
d'un chant animé par une forme
de romantisme de la ruine, du
déclin, de la catastrophe. On
est à l'opposé des visions
rationalistes, progressistes,
dominantes du siècle qu'elles
soient celles de la bourgeoisie
ascendante ou bien celles,
antagonistes, de l'utopie
révolutionnaire ouvrière,
d'ailleurs. En un sens, ces voix
féminines rappellent au peuple
qu'il faut toujours être
pessimiste ; elles font, en tout
cas, entendre ce son noir de la
vérité. Cela suffirait pour
évoquer cette "philosophie"
baroque, romantique du
crépuscule propre à ces voix et
ces chants. Mais par cette
appellation "lyrisme
crépusculaire", nous tenions à
davantage insister sur le
rapport de ces chansons et de
ces chanteuses à la fête, à un
certain type de fête orgiaque,
tumultueuse et nocturne, elle
aussi en décalage avec le
registre festif des
convivialités populaires,
ouvrières telles qu’elles furent
représentées dans son
hagiographie du moins.
En effet, si ce sont là des voix
de désillusion, cette
désillusion est désespérante,
car rien n'invite à la dépasser.
Seule la fête - ce triomphe de
l'instant, seule la fête - celle
de la conscience ravie par le
plaisir, seule la fête alourdie
en débauche, parfois ... permet
d'atteindre l'échappée. Elle est
un élément décisif de cette
économie du tragique ; elle est,
elle-même ténébreuse, duelle,
faste et hantise en son principe
caché. Il y a certes le goût de
cette fête tournoyante,
séduisante, poursuivant l’oubli
que l'on retrouve dans le
répertoire réaliste. Les
chansons se nomment Musette[26],
Rien ne vaut l'accordéon[27],
La der de der[28],
la valse à tout le monde[29]…
elles suivent les pas légers, le
coeur étourdi des danseurs. Mais
la nuit ne s'arrête pas là. Et
s'il est vrai, comme l'écrit
Cioran que l'on apprend plus
dans une nuit blanche que dans
une année de sommeil[30]
... alors ces femmes ont,
elles, sans doute, beaucoup
appris.
Dans la nuit, on expérimente la
transgression des limites ...
celle de l'énergie, celle de la
raison, celle du sentiment. Ce
sont toutes les "escapades", les
"virées" de Damia et de Fréhel -
ensemble à leur début - qui
passent, au fil des heures, de
salles de spectacles en boîtes
dansantes... et viennent tanguer
à l'aube dans quelque bar resté
ouvert. Ce sont ces célèbres
insomnies de Piaf où l'on
s'abreuve à tous les
divertissements, ceux de
l'alcool, ceux du chant... et
d'autres, sans doute.
On comprend que cette fête n'est
pas la fête "rousseauiste", la
fête sans masque, la fête de
plein air et de plein ciel,
régénérée par le seul fait de
l’éveil du sujet collectif ;
celle qui réunit la communauté,
celle qui scelle la communion et
la paix. Non. Ici, la fête
signifie dissolution de l'être,
noyade. La fête se joue en
bordure du néant. Dissipation et
disparition y sont synonymes. En
cela, on est paradoxalement
beaucoup plus proche de la fête
aristocratique baroque,
libertine, où l'enchantement et
le désenchantement se côtoient,
où le simulacre festif s'inscrit
déjà comme prémonition de
l'épuisement et de l'ennui[31].
Et si l'on pense à ces nuits
illimitées, "insensées" de
Fréhel avec quelque groupe
d'aristocrates, en mal de
bamboche, à son périple avec la
comtesse Anastasia de Russie, à
ses dérives noctambules à
Prague, à Saint-Pétersbourg, en
compagnie de nobles héritiers en
déclin et dont certains se
suicidèrent à l'aube. Il y a là
un flirt étrange de ces filles
du peuple qui en devinrent aussi
les figures, avec la décadence
d'une autre classe,
politiquement, économiquement
mise en marge.
Ce choeur que l'on interroge
Nous n'avons
jusqu'à présent pas bien
spécifier l’étendue de notre
corpus, à plus justement parler,
pas bien spécifier la nature de
notre chorus d'étude. Il s'agit
finalement d'un corpus que je
qualifierai de corpus en étoile.
En effet; il y a bien un centre
... les trois chanteuses le plus
évoquées précédemment :
- Marguerite Boulc'h (1891-1951)
dite Melle Pervenche, dite
Fréhel, dite la "Fleur du
peuple", dite "la reine des
apaches" ...
-Marie-Louise Damien (1889-1978)
dite Maryse Damia, dite Damia,
dite "la Sarah Bernhardt de la
chanson"
-Edith Giovanna Gassion
(1915-1963) dite "La môme Piaf",
dite Edith Piaf, dite Madame
Piaf ... à la fin de sa carrière
et de sa vie. Mais on dira aussi
Madame Fréhel qui, elle, mourra
pourtant sans le moindre écho,
ni le moindre égard.
Cependant à partir de ce centre,
il s’agit de prospecter en
différentes directions : celle
des "inspiratrices
revendiquées"- Marie Dubas pour
Piaf, par exemple- puis celle
également d'initiatrices dont le
lignage est à construire ou pour
mieux dire à dessiner en
pointillés (Yvette Guilbert, par
exemple, auparavant citée). En
outre, autour de ce centre, il
faut envisager, plus
furtivement, d'autres voix moins
connues de ce premier tiers du
vingtième siècle (Berthe Sylva,
Nitta-jo, Lys Gauty, Andrée
Turcy, Germaine Lix). Il serait
bien sûr intéressant d'atteindre
le moins connu, encore ...
toutes ces voix de chanteuses
anonymes qui du début à la
moitié du siècle, ont commencé
avec les mêmes bagages qu'une
Fréhel, qu'une Piaf : un ventre
vide, une voix, une complainte à
la mode qui s'élance et
s'affronte aux fenêtres fermées,
à l'indifférence des passants.
Mais ramener quelque écho
raisonné et signifiant de cela,
n'est évidemment pas chose
aisée. Alors pour l'instant,
cette recherche sur la chanson
d’appellation réaliste commence
avec celles qui sont entrées
dans l'histoire (archivée,
commentée) de la chanson.
Chorus en étoile donc, avec un
centre et une incursion vers
d'autres pistes, et même vers
des pistes plus inattendues,
celle du chant lyrique, lorsque
celui-ci met au premier plan la
cantatrice. Quel que soit
l'univers musical - pensons en
un tout autre contexte à la
grande figure égyptienne d'Oum
kalsoum - car toute
subjectivation héroïsée de la
voix au féminin, comporte dans
cette démarche, un potentiel de
matériau comparatif. Et passage
imprévu, la Callas peut ainsi
aider à comprendre Piaf.
Pour cerner de manière - que
l'on peut qualifier d'ethno-historique
des pratiques, des portraits,
des imaginaires de chants et de
plaintes, il s’agit d’avancer
dans une recherche de
correspondances construisant en
filiations directes, en
voisinages possibles, en rappels
lointains le champ d'une
intervocalité où des voix de
femmes se répondent ...
Autrement dit, entrer par des
figures archétypales dans la
chanson réaliste a, bien sûr,
ses limites, mais aussi sa
cohérence par rapport au choix
de privilégier le détail de
l'interprétation, le détail de
l'acte créateur de l'interprète,
le moment "émotif" de
l'expression chantée, le moment
"religieux" de l'écoute dont les
documents gardent trace. De
cette façon, le statut de ces
voix iconiques du réalisme
populaire se prêtent bien à une
telle perspective.
Figures archétypales
Qui dit
archétypes, dit quoi ? D'abord,
au sens philosophique,
platonicien, l'épure d'un modèle
intelligible. Or, de ce point de
vue, ces femmes sont parlantes.
Elles offrent les portraits
stylisés d'un tragique
collectif. D'une part le récit
de leur parcours s'organise
autour de quelques découpes,
autour de quelques biographèmes
- pour reprendre l'expression de
Roland Barthes - autour donc, de
quelques accents biographiques
très marqués.
Images de rues, images de
bagarres, images du froid,
celles de l'abandon, celles de
la survie.
Images des mômes de la cloche
délurés et paumés.
Images de toutes les épreuves :
maladie, violence, prostitution.
Images de la vie nourrie à tous
les expédients, comptant avec
la chance, voire même le
miracle.
Des images figuratives simples,
des images codées d'une
féminisation de la misère. Des
images conventionnelles, mais
également des images très
fortes, très "expressionnistes"
peintes à l'encre de chine, à
larges traits - un peu
fantasmagoriques - même, qui
dessinent une fable extrême
immédiatement lisible,
appropriable et diversement
identifiante selon les ressorts
de la solidarité ou de la
compassion. D'autre part, cette
fable du réel sera d'autant plus
productrice d'affects que ce
sont les mêmes biographèmes, la
même utopie rouge et noire, que
l'on pourra retrouver dans le
texte des chansons. A l'aide de
quelques paroliers s'improvisant
mémorialistes, vie et chant
s'alignent sur une même forme :
celle de la complainte,
justement. Ou du moins le
croit-on, le laisse-t-on croire.
Ainsi se créent, se cultivent
des effets de miroirs entre
biographie et chanson, entre
épopée singulière, épopée
sociale du malheur qui
amplifient la puissance
allégorique des interprètes. En
cela, l'osmose de leur dire et
de leur voix ajoute au
pathétique rude de leur grain
vocal.
On peut d'ailleurs penser que
l'accueil de cette fiction
authentique, est déjà
préparé par l'héritage
romanesque du 19ème siècle. On
imagine bien les figures de
Damia, Fréhel, Piaf travaillées
par la pédagogie, le souvenir
d'une mythologie hugolienne. Les
personnages de Cosette, de
Fantine ne font-ils pas écho en
ces vies, en leurs ondes
emblématiques et légendaires.
Cet épaulement littéraire fait
de ces femmes, des condensés de
significations que ne ratent pas
les écrivains de l'époque. On
est, en effet, surpris de voir
comment ces "femmes de rien",
sans filiation, "sans avant,
sans après", ces éphémères, sans
références lettrées vont
finalement provoquer
l'imagination de l'écriture.
Cela renvoie, bien sûr, à un
contexte daté, une configuration
idéologique et politique des
rapports entre les intellectuels
et le peuple qui n'a plus cours.
Mais signalons seulement que
chacune d'entre elles aura son
chantre ou ses chantres.
Pour Yvette Guilbert, si
Toulouse Lautrec en croque la
silhouette, Gustave Geoffroy -
critique d'art - en trace
verbalement les contours : "Son
premier secret est là : elle
articule, elle expédie les mots
dans toute la salle /.../ Son
second secret, c'est son flair
de chanteuse, son odorat qui
subodore l'arôme de la
pourriture de cette fin de
siècle"[32].
Pour Fréhel, c'est Colette,
Marianne Oswalt, écrivain, poète
mais elle-même grande diseuse
des complaintes de l'opéra de
quatr’sous. Pour Piaf, c'est
Cocteau. Pour Damia également,
on peut lire de nombreux poèmes,
textes consacrés à sa voix.
Leurs figures sont comme
enchâssées par l'imaginaire
romanesque celui qui les
précède, celui qui les regarde
et les interprète sur le vif.
C'est également cet aspect de la
résonance et de la construction
de l'archétype qui est digne
d’intérêt.
En effet qui dit archétype, ne
désigne t-il pas encore autre
chose ?
Il s’agit d’une structure plus
inconsciente des repères et des
désirs humains. L'émotion
extrême du chant est un point
limite, qui se rattache aux
débordements paradoxaux de la
voix que sont et le cri et le
silence. Cela vaut d'ailleurs
pour toutes les formes du chant,
qu'elles soient fusionnées par
la culture lyrique, la culture
traditionnelle ou la culture
chansonnière plus spectaculaire,
plus urbaine. Et ces chanteuses
nous portent bien dans l'écoute
et l'émotion d'un cri primitif,
d'une béance plaçant le chant
entre naître et mourir, faisant
de lui, non plus seulement, la
métaphore d'un destin social,
mais la métaphore d'un universel
de la tragédie humaine et de sa
plainte face au destin commun.
On se rend compte alors que
l'approche sociologique, voire
ethnographique de la chanson
réclame soudainement d'autres
pistes, plus archéologiques,
plus anthropologiques.
Chanter dans le chant profond
n'est-ce pas aussi être saisi
d'effroi et se ressaisir dans la
jubilation instantanée et l'aura
d'un cri. Même la
douleur qui se lamente,
purement, à la forme, consent[33].
Les relevés ethnomusicologiques
des premiers chants rituels des
hommes, nous révèlent bien
quelque chose de cet ordre
spectral du chant et ce, à
travers le monde.
Ce rapport au cri, au tourment
initial dans le chant, repose
d'ailleurs autrement la question
de la censure, qui peut être
censure du texte, jugé subversif
... mais aussi censure de la
voix. Le potentiel de
déstabilisation est
éventuellement dans les tropes,
les mélismes vocaux comme en
témoigne dans le chant
grégorien, sur la scène lyrique
la réprobation de l'excès vocal
pensé comme désordre
institutionnel, comme malin
plaisir. Le potentiel subversif,
l'ébranlement des évidences peut
être dans le timbre ... pensons
à Sacha Guitry déclarant à Piaf
"Madame vous avez une voix à
bouleverser le peuple".
Cette époque voit des chanteuses
issues d'un peuple marginalisé,
devenir figures de proue de
socialités, de sentiments,
d’identifications populaires
alors que la chanson plus
exclusivement ouvrière,
largement écartée des nouvelles
scènes de spectacle[34],
commence à être limitée au
cercle des mouvements partisans,
ce qui n’est pas le moindre des
paradoxes du moment.
En effet cette quintessence
populaire a, chez elles, un
visage pluriel. C'est le visage
du peuple socialement
stigmatisé, sur toute une gamme
de répertoire, mais c'est aussi
l'incarnation de la France ; on
se rappelle Piaf entonnant Le
fanion de la légion[35],
et sa voix avançant telle une
bannière, sa voix flottant tout
en haut de la hampe tel un
drapeau ouvrant la marche. On se
rappelle, dans le film d'Abel
Gance Napoléon Bonaparte
Damia incarnant La
Marseillaise, campant une
liberté aussi vigoureuse,
victorieuse et ample qu'un
Delacroix. Elles se sont
redoublées en allégorie, cette
forme se caractérisant par une
concentration optimale de l'être
et de l'apparence. Elles sont
allégories des anonymes,
devenues voix-cultes, devenues
voix élargies à l'universel
national, voire même, voix
élargies à un universel humain
plus archaïque. Ainsi leur voix
retournent-elles à la foule dont
elle émergèrent ; ainsi
retrouvent-elles un ego dissout
dans cette sorte de subjectivité
stylisée, re-présentée du héros
... ce que symbolise bien les
avatars de leurs pseudonymes
d'artistes.
Fréhel ... un nom de lieu
Piaf ... un nom commun presque argotique.
Damia
...plus proche finalement
du substantif que du patronyme.

Comme si
le temps d’une chanson, d’une
image … la confidence
personnelle et tragique s’en
allait rejoindre le récit de
l’épopée.
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Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie à l'Université de Nantes,
membre nommée du CNU.
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