La chanson ne fut pas toujours considérée comme cet art mineur, cette chose du peuple, pour un peuple débauché, aliéné, courageux ou ardent[1]. Elle ne fut pas toujours entendue comme cette expression maigre de "la pensée de la foule"[2]. Cette destinée populaire, la chanson l'acquiert au XIX° siècle, sous trois lignes d'influences croisées :
Influence de cette mise à distance hautaine pratiquée par la bourgeoisie établie.
Influence de la modestie d'origine et de rang des nouveaux faiseurs de chansons.
Influence progressive - via la reconnaissance de la propriété littéraire et artistique[3], via la création de la Sacem - d'un marché du divertissement musical préparant, loin de la culture du cabaret, de ses sociétés chantantes, l'avènement d'une nouvelle forme, celle de la chanson-spectacle.
C'est pourtant, sur ce fond de divertissement apprécié de bien haut, que vont apparaître dans le paysage familier des chansons, de véritables figures vocales féminines, encensées par la critique lettrée. Bien sûr, dans la chanson, art fluide, de libre circulation, ouvert à tous, des femmes auparavant, se sont fait entendre. Peu, il est vrai. Mais au XVIII°, quand la chanson appartient encore à l'univers de la littérature, pour la chanson de cour, on note quelques aristocrates, parolières de recueil[4]. Pour la chanson du village, du port, de l'île, dans cette composition locale, se distinguent plusieurs femmes-conteuses de complaintes. Forte tradition bretonne, mais aussi tradition insulaire acadienne, par exemple[5]. Mais ce sont là présences discrètes, retrouvées grâce à l'ethnographe, à l'historien fouillant archives ou témoignages.
Au contraire, sur une période brève allant de la fin du siècle à l'entre-deux-guerres, certaines femmes chantent sur l'avant-scène. Elles ont pour nom Thérésa, Yvette Guilbert, Yvonne George, Suzy Solidor, Andrée Turcy, Lys Gauty, Marie Dubas, Fréhel, Damia, Berthe Sylva, Marianne Oswald, Edith Piaf... De l'intelligence vocale d'une Yvette Guilbert à la puissance douloureuse d'une Edith Piaf s'éveillent un dire, un imaginaire féminins du peuple et de ses voix dont nous cherchons à esquisser les surgissements, les contextes d'émotion et d'écoute.
Déambulations
En acceptant de perdre H... je viens de prendre le voile inexorablement pour cette beauté : la vie de femme qui chante. C'est Barbara[6] qui, dans ses mémoires interrompues, affirme l'exigence de cette beauté-là.
Evoquer Barbara est, sans doute, paradoxal dans cette approche des pionnières de la chanson-spectacle. Epoque, univers musical, public, répertoire : tout semble étrangement distant. Mais ce qui, à l'encontre de tous ces décalages évidents, frappe alors l'attention, ce sont d'étonnants rapprochements biographiques, des similitudes de forme et de style dans la mise en écho des parcours. Les récits d'une Yvette Guilbert, d'une Damia, d'une Marianne Oswald, d'une Fréhel, celui de la moderne et "longue dame brune" s'organisent, les uns, les autres autour de quelques biographèmes récurrents. Ainsi voit-on se dessiner, entre elles, une sorte de lignée imaginaire dont le trait vif, le vibrato inaugural résident dans cette manière semblable d'advenir, dans la solitude, au désir vital, au désir natif de chanter.
"Beauté de vie de la femme qui chante". Si cette beauté existe, elle se confond d'abord avec la dureté d'un arrachement ; elle s'opère dans une forme d'exil moral et matériel ; elle porte trace d'une tristesse ou d'un abandon originels. Si elle existe, cette beauté-là commence dans un rêve obstiné de consolation.
J'étais partie de chez moi à 15 ans ... J'ai fait figurante au Châtelet. J'ai vu marcher des nuits entières, ne pas savoir où aller, m'asseoir sur un banc. Je me réveillais, je ne tenais plus debout. Ma mère m'avait menacée de me faire enfermer, et je suis partie.
Marie-Louise Damien[7] dont il reste quelques entretiens enregistrés[8], raconte, d'un ton ferme, comment l'histoire de Damia - son histoire - prit son envol. Dans cet éblouissement glacé de la fugue. Fugues enfantines dont Louis Chevalier[9] constate la recrudescence dans les milieux populaires, au début du siècle. Fugue enfantine dont Damia, l'âge et le succès venus, recrée la portée initiatique sur son chant :
Chanter, est-ce que ça s'apprend ? oui et non. La vie vous apprend beaucoup de choses ... J'ai souffert pendant trois ans de ma jeunesse, ça m'a dressé, et quand on a quelque chose et qu'on a un peu souffert et bien, on sait l'extérioriser.
Pour presque toutes ces interprètes, la plupart filles du peuple, l'entrée dans la chanson débute par cette rupture de tout lien - que ce soit revers de fortune familiale - on pense à Yvette Guilbert[10] - ou bien héritage d'extrême paupérisation - on pense à Berthe Sylva, Fréhel et Piaf notamment - les unes et les autres adviennent à la chanson démunies, parfois même sans feu, ni lieu. Celles[11] qui laissent quelques témoignages conséquents, insistent sur ces longues pérégrinations.
Enfin dormir sur une banquette de café. Le porche où s'abriter. Un crème au matin. Repartir. Des essais de modiste, de serveuse, de vendeuse. Tentatives avortées. Alcool. Tabac. Excès. Et cette étrange envie de chanter. Il est vrai qu'alors, chanter fait partie de la rumeur des rues parisiennes, de ses métiers ambulants pour un temps encore, associés au décor urbain[12].
"C'est la rue qui m'a appris à chanter. En passant devant les bistrots, les premiers phonographes à manchons m'envoyaient de leurs voix nasillardes, amplifiées par d'énormes pavillons, les refrains à la mode. Je m'arrêtais net, je restais parfois... en extase pendant des heures" déclare Fréhel[13], et Damia semble lui répondre "Y'avait des valses ... y'avait des tas de chose. Quand y'avait une chanson au coin de la rue, moi j'étais au premier rang. Je me rappelle surtout, celle que j'ai retenue la première, celle que chantait Eugénie Buffet"[14].Et l'aventure de ces voix qui se dit comme un ravissement, s'ouvre d'abord sur une errance. Car ces silhouettes d'interprètes de la chanson se détachent sur fond noir de prolétarisation féminine urbaine, quand s'étend dans Paris et ses faubourgs, sous la férule de nombreux directeurs de salle peu scrupuleux, le marché privé de la distraction du grand nombre.
En ce début de siècle quand Marguerite Boul'ch, 14 ans - qui deviendra Fréhel - rôde dans Paris, du côté de Pigalle, des boulevards, de la place d'Italie pour traquer une audition, la loi sauvage de l'offre et de la demande règne sur une société de spectacle prolifique et protéiforme. Mimes, danseurs, contorsionnistes, équilibristes, jeux de cirque et répertoires du café-concert se mêlent en une palette hétéroclite, très instable. On offre à des postulants, la scénette impromptue d'une brasserie, d'un restaurant, d'un cabaret, pour quelques tours, quelques refrains, quelques pièces ou un repas. C'est mêlées à ce vivier de figurantes, de figurants ambitieux ou naïfs que ces femmes-voix vont devoir s'imposer. Imposer leurs inflexions, leurs déchirements peut-être : c'est Berthe Sylva quittant son Marseille natal; c'est Yvonne George venue d'un petit cabaret bruxellois avec ses chansons de marins, charriant une lointaine détresse ; c'est Piaf, bien sûr, fille de saltimbanques, venue des ténèbres.
Pour ces femmes en marge, tout commence par un nomadisme du pauvre soumis à tous les vents de l'aléa. Pour ces femmes en rupture, tout commence par un nomadisme du tourment, propre à tous ceux qui - déviant le destin - cherchent à vivre au plus près de leur rêve. Et lorsque cette exigence créatrice de "fatalité modifiée" se décline au féminin, elle se paie au prix fort de l'épreuve, dans une confrontation avec l'existence nue.
Car cette errance spatiale au seuil de l'aventure du chant, est assurément symbolique d'autres égarements émotifs, d'autres béances à vivre désignant souvent, dans leurs trajectoires, cette absence sans recours de l'amour d'origine. Le parallèle entre Fréhel et Piaf est, à cet égard, frappant.
Une petite enfance partiellement délaissée chez des grands-parents. Des souvenirs sans joie. Un grand manque maternel. Un père fuyant. Une prompte exploitation parentale de leur voix enfantine. Un vagabondage adolescent, sans abri, sans attaches dans Paris. Tout va très vite : la menace de prostitution, les hommes, très nombreux, leur dépendance sans relâche à l'alcool et à bien d'autres drogues. Deux enfants "miraculés", maladie oculaire pour l'une, diphtérie pour l'autre, raconte la légende. Deux femmes, au bord du suicide, appelant un amour sans réponse. Orpheline de coeur, si ce n'est de fait, l'une et l'autre rejettent un premier enfant mort en bas âge. Finalement sans ascendance, ni descendance ces femmes sont, aussi, des figures mutantes, des éphémères ne laissant d'autre empreinte que la traîne de leur chant ; vivant dans ce rapport extatique, fusionnel à la chanson, seule rédemptrice dans cette voie de l'autodestruction.
Lié, non plus au seul désir de s'en sortir, mais également à un imaginaire à vif de la dépossession, jamais chant ne fut plus proche de cette pulsion rebelle, nocturne de survie. Ce sont ces phrases, ces énergies, ourdies dans les nappes phréatiques d'une grande mélancolie qui vont s'offrir à l'espace codé du spectacle.
Le jour, je cherche un emploi dans une ville où je connais rien, ni personne... Je me sens seule au bout du monde ... On commence à refuser mes plateaux puis mes cafés. J'ai faim [...] Un soir, je descends pour me prostituer. Ce n'est pas le malheur, le grand malheur ; mais c'est un grand chagrin [...] Mais je n'avais plus peur de rien. J'aurai traversé les murs, animée par un désir obsessionnel, par une certitude de chanter un jour[15].
Si c'est à nouveau Barbara qui parle, on est surpris d'observer que les mots semblent, pourtant les mêmes. Pour ainsi dire, extraits d'une geste collective, aux épisodes et tensions dramatiques substituables.
Lumières
Le second empire avait étouffé le mouvement des goguettes républicaines[16], ces lieux de réunion où le peuple ouvrier fit de la chanson plus qu'un divertissement, une arme retentissante, idéale en son immatérialité. C'était là, pour les plus engagées d'entre elles, sociétés d'auteurs, ralliement d'ouvriers, d'autodidactes éclairés où seule comptait cette subversion de la parole tantôt leste, tantôt politique, plus ou moins enhardie par l'ivresse qui délie les langues. Un estaminet. Le local d'un marchand de vins. Il n'y a, en ces topographies, ni attente, ni cadre où déployer un spectacle ... cette nouvelle disposition de l'espace et de l'écoute. Chacun entonnait à son tour devant l'assistance la chanson qu'il venait d'écrire [...] Et si la voix faisait défaut à l'auteur, il ne manquait pas de camarades pour chanter à sa place"[17].
Depuis longtemps la censure
S'attache avant tout aux journaux ;
Le travailleur ne peut s'instruire
À leurs quotidiennes leçons,
Mais il chante sans savoir lire,
Monseigneur, prends garde aux chansons.[18]
Emile Debraux[19], Savinien Lapointe[20], Charles Gille[21], Eugène Pottier[22], Jean-Baptiste Clément[23], ce sont là quelques-uns de ces héritiers des goguettes, s'inscrivant dans cette épopée militante de la chanson populaire où dominent le parolier et ses engagements. Leur répertoire réaliste dénonce la crise sociale ouvrière, les grands massacres des prolétaires du temps[24]. Il est aussi traversé, chez un Charles Gille, sans doute le plus émouvant de ces prolétaires chantants, par les fortes ardeurs de l'utopie.
Las de solder les salaires
Des courtisans, des valets
Les ouragans populaires
Déracinent les palais[25].
C'est dire, dans cet horizon de sensibilité, que chanter est d'abord un verbe protestataire. Mélodies, rythmique, en décuplent parfois la puissance, jusqu'à cette unité de contagion des colères qui ébranleront vitalité et ferveur collectives. Au fil de ces chansons où s'animent les images d'un peuple rebelle, peu de silhouettes féminines, si ce n'est celles de ces deux soeurs-voisines d'infortune, la prostituée et la chanteuse des rues.
Ainsi, parcourant les ruelles,
Et comme les grillons obscurs
La pauvre chanteuse, sans ailes,
Soupirait sous l'ombre des murs,
Les douleurs ont des voix fatales,
Bourgeois, fermez bien vos maisons,
Ses soeurs, les petites cigales,
Ont fini leurs chansons[26].
"Goguette où l'on chante, Caf'conc' où l'on écoute chanter, quitte à reprendre le refrain"[27]. Cette première réorientation du divertissement pris à l'usage de la langue chantée, est effectivement décisive. La chanson-spectacle, creusant l'écart spatial et symbolique entre l'artiste et son public, s'imposera par un triomphe de l'oeil et du toucher vocal. Dans un espace scénique redéployé, des femmes, personnages souvent venues de l'expérience cruciale de la goualante des rues - Thérésa, Berthe Sylva, Fréhel, Piaf - vont, pour chanter le roman des peuples, désormais donner à voir leur voix.
Le Caf'conc' - on le sait - fut une forme très prisée du divertissement citadin du grand nombre. Dans le contexte d'affairisme et de censure politique qui prévaut autour du loisir populaire, le Caf'conc' propose - outre les chansons - un cocktail bigarré de numéros issus des arts saltimbanques ambulants, ceux que les tracasseries policières, les interdits administratifs avaient désormais privés d'espace. Chose rare et pour une courte durée, il est vrai, les classes sociales, très clivées, en cette fin de siècle, vont, dans la fête nocturne du café-concert, se côtoyer, sans se mêler ni se confondre. Sur cette aire d'effervescence, la distribution spatiale veille à la hiérarchie. Pourtant, des loges aux secondes galeries, on s'observe, on se frôle, enveloppés par la même vague de musique et de bruit, furtivement absorbés dans un être-ensemble de la jubilation.
Dans cet espace socialement métissé de la fantaisie, les femmes, longtemps éloignées de l'exhibition du spectacle, seront désormais, non seulement tolérées, mais vivement recherchées. Registre attendu de la pierreuse, de la gommeuse, de la diseuse, de l'épileptique, le Caf'conc' intègre des personnages, des caricatures de femmes. Cet accueil, à fort turn over, de nombreuses chanteuses de passage, joue d'ailleurs sur une érotisation scènique du corps féminin dont la disponibilité semble accentuée par les figures imposées du répertoire grivois. Mots d'hommes dans la bouche de la chanteuse. Frissons et petite délectation dans le public. On peut dire qu'à peine arrivées sur les planches, ces femmes chantantes sont, de suite, canalisées dans des rôles inoffensifs. Mais la scène est ouverte[28]...et dans le brouhaha, face à ce public bien indiscipliné, des voix charismatiques vont savoir capter l'attention.
Son premier secret est là : elle articule, elle expédie les mots dans toute la salle. Chaque syllabe arrive en flèche, décochée par le gosier, par les dents, par la langue, portée par une claire onde sonore. Son second secret, c'est son flair de chanteuse [...]. Elle s'est trouvée là tout exprès pour dresser une statue gaie et macabre, en chair, en robe claire et gants noirs ; pour faire entendre une voix ennuyée et mordante qui chante la noce sur des airs d'enterrement. Et puis, elle a sa personne qu'elle plie à toutes les gymnastiques, qui se brise et s'évapore en lignes fuyantes lorsqu'elle disparaît en un salut[29].Celle qui salue sous les laudes de Gustave Geffroy, défenseur de l'esthétique naturaliste, c'est Yvette Guilbert, cette grande pionnière de l'interprétation chansonnière féminine. Le café-concert avait, en grande partie, mis en faillite l'inspiration didactique des paroliers, mis hors jeu le sens des chansons. C'est pourtant, dans ce contexte goguenard des refrains de pure distraction que s'opère un double déplacement des sensibilités d'écoute et de regard.
Le silence va se faire autour d'un nouveau mode d'expression, celui de la chanson interprétée, donnant à contempler le scénario d'un timbre, d'un geste, d'une diction ...
La lumière va alors davantage cerner la voix, ce mode sublimé d'apparition, d'exposition du corps troublant de l'interprète.
Yvette Guilbert, plus encore que Thérésa son aînée, dont les descendantes se situent du côté du music-hall et des meneuses de revues, incarne la conquête de cet espace d'interprétation, installant la voix et le dire féminins en son centre. Costume personnalisé, souplesse du geste, gants noirs, phrasé ironique, nuances flûtées : Yvette Guilbert donne à la chanson, une dramaturgie. Elle donne, à ses matériaux langagiers, toute l'individualité d'un jeu vocal. De nouvelles synergies, mêlant fascination et complicité, s'ouvrent entre l'artiste et son public. Expérience plus admirative, plus contemplative, plus sentimentale... ce sont surtout les femmes-interprètes qui vont, sur cette période, être les initiatrices de cette autre découverte sensible du spectacle chanté. L'espace masculin des goguettes, c'était l'utopie de la parole enflammée par de violentes espérances. Désormais, l'utopie du message n'est plus aux avant-postes. Elle s'efface pour laisser place à l'icône de la voix hantée par de grands désespoirs. Sur le théâtre renouvelé d'un néo-réalisme sombre, la symbiose emblématique entre la femme, la chanteuse "des ruisseaux", et la voix fait recette et merveille.
Car, aux Thérésiaques[30], aux Guilbertistes[31], vont succéder les Damiaques[32], et les admirateurs éperdus d'une Fréhel, d'une Yvonne George. En effet, c'est surtout dans le registre interprétatif de la complainte qui dit la nuit des parias et des hommes, que vont se déployer ces figures allégoriques, que va s'intensifier le lyrisme visuel de leurs chants ; phénomène inauguré, sous des modes plus légers, dans l'ambiance gaillarde du Caf'conc' par une Yvette Guilbert, surnommée "la diseuse fin de siècle".
Dans des jeux scéniques, déjà bien rôdés, de l'ombre et de la lumière, une femme comme Damia invente la silhouette épurée de la chanteuse réaliste à robe noire. Elle fera des émules. Car ce théâtre noir et blanc enchâsse la voix, son insularité, en un véritable écrin qui porte à écouter, à accueillir les vibrations du chant sur les frémissements des lèvres, des sourcils, du regard et des mains. A observer Damia interprétant Les naufragés[33], on constate que le visage est l'acteur principal du chant ; qu'il définit le véritable espace d'écoute de ces mélodies, devenues plus intimes et plus tristes ; qu'il est désormais ce paysage mobile où s'exposent morsures et nuances du drame chanté.
Tout élément, couleur, robe, décor, gestuelle... entre dans cette scénographie ritualisée où l'exprimé n'est plus en dehors de ses expressions[34]. Tout le corps s'est fait signe et texture d'une passion. Dans le rapport frontal à la salle obscure, dans le halo lumineux du projecteur, l'interprète occupe la demeure de son chant. Ravissement, catharsis, identification peuvent circuler pleinement en jeux renvoyés de miroir, d'abandon, d'émoi.
Suppression de la satire, apparition d'un vedettariat national sont les deux phénomènes-clefs bouleversant la scène chansonnière de ce tournant du siècle. Dans ce jeu de redistribution des expressions et des rôles, ce sont souvent d'anciennes goualeuses, vocalement tatouées par l'expérience cruciale de la rue, de ses espaces ouverts aux intempéries, aux bruits, aux attroupements distraits des promeneurs, qui deviennent ces héroïnes inspirées du nouveau peuple des chansons. C'est maintenant sur la peau de la voix que s'inscrit le grain populaire réaliste du récit. Sous les contours mélodiques du rythme dansé, avec une ambiance instrumentale ponctuée par l'accordéon, la pâte vocale de ce néo-réalisme, va surprendre et séduire par ses profondes mélancolies. Elle a dix-huit ans. La chance l'a saisie sans ménagement [...]. Elle chante en cousette, en goualeuse des rues. Elle force ingénument son contralto râpeux et prenant, qui va si bien à sa figure jeune d'apache rose et boudeuse.
Dans La vagabonde, Colette évoque les débuts fragiles de la jeune Pervenche, qui plus tard, deviendra Fréhel. Mais le charme a déjà opéré. Une rumeur flatteuse commençait à circuler autour de cette fille presque devenue femme et comme surgie de nulle part[35].
Edith Piaf décrira cette stupéfaction produite, devant son premier public de concert :J'ai chanté. Il y a eu un silence de mort. Je crois que ma misère les gênait. Puis les gens applaudissaient sans s'arrêter[36].
Écouter une voix, c'est aussi la voir, la contempler, la suivre dans le sillage de cette réverbération acoustique[37], à travers ces tensions, ces ébranlements, ces hésitations du corps.
Piaf va s'élancer dans le chant. Face à la salle, elle est indécise, encore gauche, bras ballants, avant le saut. Puis, elle sort du chant, avec ses yeux noyés ; la dernière note de l'accordéoniste s'est évanouie; elle a levé les bras, elle s'est voilée la face, elle a fait silence ; son geste fut son dernier cri. On la retrouve étourdie, un peu hagarde, regagnant la rive, revenant au public, saluant, après quelques imperceptibles temps d'arrêt, après son passage dans l'éternel instant.
Certaines de ces femmes-voix (Damia, Yvonne George, Piaf) parviennent à faire entrer le spectateur dans la résonance pathétique d'une telle vision, grâce, peut-être, à cette supplique lovée dans le secret de leurs chansons. Car ces voix, leurs audaces rudes offertes sous les feux de la rampe, portent vers des zones plus obscures du chant, vers son subconscient tragique, sa capacité pérenne à dire le destin. Nous entrons là dans l'offrande d'une plainte où aimer, chanter, mourir sont parcourus d'un même et ténébreux élan.
Larmes
Crois-tu que je veuille implorer
La chanson ne sait pas pleurer
proclamait en sa révolte, son refus, le chansonnier Charles Gille[38]. Mais la chanson va s'ouvrir au temps des pleurs. Quelques chanteuses-phares vont porter, à ceux touchés par le malheur, le rafraîchissement de leurs larmes. On peut penser que ces incandescences doloristes du chant ne sont qu'imaginations victimaires, maintenant les peuples dans de fatales dominations. On peut aussi entendre dans ce consentement à l'enfoui des larmes, une autre voix, plus incertaine, qui dit :
A qui résiste, le monde n'advient pas [...]
A qui comprend trop, l'éternel se dérobe[39].
C'est d'ailleurs, plus tard, entre 1920 et 1935, que la chanson réaliste va laisser filtrer l'émoi subjectif. Temps des pleurs et temps d'aimer : ce sont là de nouvelles images à vivre et à fredonner. Elles suggèrent d'importants changements de moeurs, annoncent d'autres inquiétudes, d'autres désirs, d'autres avenirs à inventer. Car le peuple des villes, le premier, s'empare avec force de ces propositions soudainement bouleversantes de la chanson.
Fréhel, Damia, Piaf, elles ... c'était différent. Les autres donnaient du plaisir, elles, elles entraient dans le coeur des gens. Ma mère pleurait. Elle ne comprenait pas bien le français, à l'époque, mais elle pleurait[40]
Charles Aznavour, de famille arménienne immigrée à Paris, témoigne de cette épreuve fascinante du déchirement rôdant autour de ces femmes qui, chantant, rendaient à la douleur "son besoin d'espace"[41]. De résonance sentimentale, d'interprétation féminine ce deuxième souffle réaliste apparaît souvent comme la part décadente de ce genre chansonnier, son dernier avatar déclinant mélo et musette, pour un peuple de guinguettes sans grande vertu, ni grand caractère.
Or, comme toute oeuvre chantée révélant métaphoriquement le monde social, ce chanter réaliste féminin est bien au diapason des ambiances socio-affectives du temps, ayant capté la violence des conditions de vie, les cultures de vertige et d'oubli qui s'y rattachent, ainsi que la cruelle netteté des clivages sociaux en place.
Tu fumes pas, ben t'en as d'la chance
C'est qu'pour toi, la vie c'est du v'lours
Le tabac, c'est l'baume d'la souffrance
Quand on fume, l'fardeau est moins lourd[42].
Du gris, cette mélodie restée célèbre et créée par Berthe Sylva, est une chanson d'adresse au bourgeois qui passe. Dans le répertoire de Fréhel notamment, de nombreux titres s'entendent comme d'authentiques interpellations de classe à classe. Car ce répertoire garde sa part de provocation sociale face aux dominants, à la morale bien pensante des puissants. Mais la protestation pamphlétaire s'est muée en réparties insolentes. Le prolétariat des faubourgs que l'on croise dans les chansons, n'est plus, à quelques exceptions près[43], celui exploité des usines. Avec des auteurs comme Jehan Rictus[44], Monthéus[45] la figure référentielle du peuple, n'est plus l'ouvrier. C'est désormais le déclassé, le réfractaire à l'ordre social. Cela deviendra "l'apache", ce dépravé exotique et séduisant, pour la bourgeoisie elle-même.
Des Jules, des mauvais garçons, des voleurs chevaleresques, des vagabonds, des gueuses. "Nous, les gueuses, nous ne sommes pas des femmes, notre corps est à vendre et notre coeur que ronge la terreur" chante Andrée Turcy. On est dans le roman noir des grandes villes. Des malchanceux, des paumés, des miséreux et des saltimbanques, ceux que Jules Vallès nommait les sauvages de la ville, constituent ce nouveau peuple anomique des chansons.
Toutefois, ce déplacement des images, du prolétariat vers des silhouettes déchues, aventurières s'exprimant en argot de scène, n'est pas ce qui importe le plus. Ce qui compte, c'est le passage à l'intériorisation empathique du chant, de son dire. Ce moment d'intense intériorisation tant des drames collectifs que des naufrages privés, ce sont plusieurs interprètes, allant jusqu'à l'extrême tension tragique de leur chant, qui parviennent à en signifier le tremblé et la grâce.
Les chansonniers de Montmartre sont pleins de verve, d'imagination sentimentalo-cruelle, partagés entre la revendication et la pâmoison [...]. On n'a pas vu leurs profondeurs amères, baudelairiennes. Les Montmartrois profèrent des chants pathétiques. Ce sont des transmutateurs du tragique quotidien en pittoresque presque insoutenable[46].
Ce "pathétique insoutenable" des chansonniers mettant en scène des lieux sombres, Une Rue sans nom,[47] Une Maison louche,[48] Un Pont noir,[49] sur des thémes funestes, N'espère pas,[50] La Mauvaise prière,[51] sera pourtant décuplé par l'émergence héroïque de l'interprète. Par la dramaturgie de la voix, le pathétique s'individualise. Il prend ces inflexions personnalisées du sanglot, de l'effroi. Le coeur se brise. Avec la voix en vedette, c'est tout le théâtre de l'émotion exacerbée qui se déplie. La focalisation sur la voix correspond à l'apparition, dans la chanson réaliste, de la subjectivité. Des voix féminines amples seront les messagères de cet avènement du sujet par le cri.
Ivresse de la chute (A la dérive)[52], de la dépendance (La Cocaïne)[53], brûlures du désamour (La Malédiction)[54], connivence néfaste de l'amour et de la mort (Haine d'amour)[55], ces chansons instillent dans la mémoire et la chair des images de course à l'abîme. Gouffre de l'histoire ou bien gouffre de l'âme, c'est une même solitude d'être, un même frisson d'abandon qui irriguent et les scénarios intimistes du mal-être (Sombre dimanche)[56] et les récits plus épiques de la catastrophe collective (Les Goëlands)[57]. Cette fraternisation des destins privés et nationaux, en un même refrain d'oppression et de lassitude, est particulièrement sensible dans la chanson, interprétée par Fréhel puis Marianne Oswald, nous ramenant au contexte, à la guerre, toile de fond de tout ce charroi d'angoisse, d'excès en leur dimension psychique et mythique. Cette chanson, titrée Appel et composée par Jean Tranchant, prononce en effet des paroles fortes :
Pourquoi sèmerions-nous du blé
Que les canons viendront couler
Lorsque le sang devient engrais
Il ne pousse que des cyprès
Et Rantanplan
Et Rantanplan
Les morts se vengent des vivants
Un sujet, mélancoliquement blessé, a surgi dans ce répertoire réaliste renouvelé. C'est celui que Fréhel chante avec tant de conviction.
Le coeur chaviré
Tout s'est effondré
Et je me suis sentie
Partir à la dérive
Ah, laissez-moi glisser
Rouler comme une captive[58].
Mais ce n'est pas un sujet désincarné. Noyé dans ses sensations, ce sujet est un corps, une chair au monde pétris de troubles, de craintes, de désirs inouïs, suspendus aux lèvres des interprètes, guidés par la respiration et la sémantique de leurs chants.
Le corps, c'est la beauté menacée, parfois dévastée. Pour Damia, Fréhel, Yvonne George, Suzy Solidor la plastique participe au scandale et au magnétisme de leur voix portée à la scène. Et curieusement, plusieurs de ces déesses deviendront méconnaissables. Le thème, si présent de l'épave, elles vont cruellement l'incarner dans leurs propres épuisements et métamorphoses, dans des stigmates physiques extrêmes. Fréhel, dont Maurice Chevalier affirmait qu'elle était plus que belle[59] va poursuivre sa déchéance jusqu'à la plus grande défiguration. On dira d'elle, à la fin de sa vie qu'elle faisait peur, qu'elle avait l'air d'un taureau[60].
Son visage était un véritable champ de course, boursouflé. Et ses yeux délavés. Elle était ailleurs. Je me suis dit qu'elle était habitée. Des yeux tellement clairs qu'on avait l'impression qu'il y en avait des milliers derrière, comme des papillons transparents[61].
Fréhel avait chanté la vie dans ses éclats profondément périssables, la vie dans ses tensions entre souillure et pureté. Les détresses du chant, c'étaient tout simplement les siennes. Ses escapades, ses noyades épargnant longtemps la voix et le regard, avaient bien vite assiégé, détruit le visage.
Car cette chair parle du grand plongeon[62]. Le corps, c'est la mort à l'oeuvre, si présente dans tous ces répertoires. Images de dépouilles[63], projet meurtrier[64], tentation suicidaire[65], amours vengeurs, accidents[66], maladies, terreurs de la perte[67] : toutes les raisons inconsolables des deuils[68] parcourent ces chants de violence et de pauvreté.
Ce sujet, ce corps du chanter réaliste féminin, c'est aussi le thème de la sexualité. Sans les allusions grivoises du café-concert, sans les allusions légères du music-hall, ces chansons découvrent un dire érotique, ni euphémisé, ni libertin. Ce sont là paroles amorales, acides, crues sur le plaisir. Ces voix de femmes sont celles d'un constat glacé enregistrant, entre pâmoison et cruauté[69], cette aliénation du désir au corps de l'autre, au sexe de l'autre.
D'un geste, il a fait de moi sa femme
J'étais une loque, je n'pensais plus
Une bête en rut sans coeur, sans âme
Alors tristement,sans savoir comment
Je me suis sentie partir à la dérive
Quand il me prenait,plus rien n'existait
Car j'étais son bien, sa chose, comme une captive
Et d'puis c'est pour ça J'm'en vais tout doux
Là-bas, là-bas je ne sais où
A la dérive"[70]
Cette voix réaliste, qui passe outre les limites du discours engagé, qui parie sur l'intimité frémissante du souffle et du timbre contre le seul pouvoir des mots, cette voix réaliste qui dit J'ai le cafard[71], Moi, je m'ennuie[72], J'ai bu[73], J'ai peur[74], est toute préoccupée d'obsessions existentielles. Son pathétique côtoie les sensations, les anxiétés de l'ego, toutes les images du dénuement personnel ou social, tous les thèmes d'une certaine condamnation à vivre ... cette vanité de l'être, emportée sur des airs de valse, de java, de tango rappelant aux danseurs que, souvent, les bonheurs aux malheurs se tissent.
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Avec cette complicité de la boîte à frissons, compagne ardente des jeux de séduction de lhomme et de la femme et traitant la danse comme il se doit, un plaisir sublime et une parade sexuelle ; comme moment des préliminaires qui sachèvent et comme instant des unions qui sannoncent.
Histoires de laccordéon
F.Billard, F.Roussin, Climats INA
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Considéré sur l'étendue de sa gamme, ce pathétique-là capte bien quelque chose de la poétique expressionniste des arts littéraires, filmiques ou picturaux du temps. Ce lyrisme des larmes n'est pas isolable d'une configuration symbolique, artistique où l'expressivité violente, exaspère des paniques humaines, s'élabore, se diffuse en de multiples registres et représentations. Le réalisme est désormais empreint de ce fantastique de la noirceur. Il est la fable authentique de la beauté terrible[75].
Sans doute l'écoute de cette plainte primitive, sombre avait-elle déjà trouvé ses points de référence et d'appui dans l'héritage romanesque du XIX° siècle. On imagine bien les figures de Damia, Fréhel, Piaf ..., travaillées par le souvenir d'un univers hugolien très populaire. Personnage de Cosette, personnage de Fantine existent en filigranes de ces silhouettes et de ces répertoires. Cet épaulement littéraire prépare la foule sentimentale. Il fait, de ces femmes, des condensés de significations, que ne ratent d'ailleurs pas écrivains et intellectuels marginaux de l'époque... Carco, Marc Orlan, Desnos ... qui jouent, pour elles, le rôle de passeurs, auprès de publics plus cultivés.
Eclipses
Ce dire féminin réaliste met en doute la clarté, la lumière, les rationalisations[76]. Il invite à un imaginaire de l'ombre qui met au coeur du récit, dans cette friction de la musique et de la langue, la voix. Imaginaire et rapports sociaux de sexe travaillent cette définition des femmes par la figure vocale, ce pré-dire, ce bruissement d'avant le langage dans la langue. Imaginaire et rapports sociaux de sexe travaillent, de même, ce placement des interprètes féminines du côté d'un chant aux rumeurs mortifères. Mais cette sororité qu'elles dégagent et clament avec la passion tragique, déborde les conventions. Sous bien des aspects, elles sont novatrices, expérimentant des intensités inconnues, faisant oeuvre d'inconvenance et de ferveur.
Ces voix-sources ont aussi leurs descendantes, celles[77] qui leur consacrent, durant leur propre récital, un hommage, une chanson ; celles[78] qui réinterprètent quelque fragment de leur répertoire ; celles[79] qui s'en réclament ou les prolongent. En un sens, lorsque Catherine Ribeiro, grande prêtresse rebelle, féline, à la voix grave, aux larges paumes, chante à nouveau Les prisons du Roy, elle aide à lire la voix de Piaf, la gestuelle de Damia, dans leur manière actuelle-inactuelle, plébéienne d'invoquer l'amour au féminin.
Des voix connues - la silhouette au fusain de Barbara n'est pas loin - des voix moins connues, celles de Jo Lemaire, de Pascale Vyvère, d'Anouk, de Martine Kivits par exemple,[80] reprennent ces chants de passion, épousent une fois encore, les couleurs primaires du blanc, du noir, du rouge, du noir ...
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Pour chanter lamour comme
on prépare
un deuil
Comme on cueille
un souvenir, en séloignant
Pour chanter lamour comme
on colore
l image menacée
dun pas,
dune caresse,
dun regard
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